Tout était si irréel.

Les murs trop blancs, l’éclairage au néon qui lui blessait les yeux, les draps froissés, le rouge groseille sur son épaule, les bruits des pas, des paroles, de la vie, tout autour d’eux. Autant de marques d’un monde tangible, d’un monde auquel il appartenait depuis toujours, d’un monde qu’il connaissait si bien, d’un monde dont il lui semblait pourtant s’éloigner de seconde en seconde, à mesure que le temps passait.

Il avait atterri à la gare aussi brutalement qu’il l’avait quittée – sans comprendre ce qui se passait, juste pris par une nausée et un vertige soudain, balloté par les manœuvres de John. Le monde qui les entourait s’était effrité autour d’eux. La Tache, la neige, le froid, même Loebhan avait disparu – il n’y avait plus que lui, et Innocent qui venait de s’évanouir pratiquement dans ses bras. Il avait manqué de tomber lorsque ses pieds s’étaient posés sur le sol de la gare. L’odeur du sang emplissait l’air, et sa blessure à l’épaule s’était rappelée à son souvenir comme si on venait de la lui faire, lui faisant pousser un cri perçant. Innocent semblait entre le sommeil et la veille, appuyé de tout son poids contre lui. Blume était resté un instant sans savoir quoi faire.

Après la folie furieuse qu’avaient été ces quelques minutes dans le monde virtuel, la réalité semblait trop loin de lui. Un instant, il se demanda même s’il n’avait pas encore juste changé d’univers, si une Tache n’allait pas apparaître à l’angle du couloir, se jetant sur eux – mais il fallait s’y faire, il était bien dans le monde réel. Et il avait des choses plus urgentes que ses états d’âmes. Malgré tout, la désagréable impression persistait.

Innocent était salement amoché, et il avait fallu l’emmener à l’infirmerie. Naturellement, Blume n’avait aucune idée de où cela se trouvait, et ce n’était pas Innocent, bercé dans un demi-sommeil, qui allait l’aider à trouver son chemin, mais elle n’était pas tellement éloignée de l’Arène, et il avait bien fini par la trouver. Il avait lâché Innocent sur un des lits vides et avait parcouru la salle du regard.

Vide, blanche, un peu glauque. Il n’y avait pas de docteur en vue. Peut-être dans une pièce attenante ? Son épaule le lançait affreusement – il avait connu pire, mais il avait aussi connu bien meilleur –, et on lui avait jamais appris à recoudre les gens, et si ça continuait, Innocent allait se vider de son sang sur le malheureux lit d’hôpital. Pas qu’il ait été particulièrement sympathique avec lui jusque-là, mais ça l’emmerderait quand même que quelqu’un meure son premier jour à Génésis.

Il fit quelques pas hésitants dans l’infirmerie, se tournant dans l’espoir d’y croiser quelqu’un – personne.

« Y a quelqu’un ? » lança-t-il sans trop d’espoir. « On a un blessé ! »

D’autant plus que lui aussi, il aurait bien eu besoin d’au moins un anti-douleur.

« Doc a dû nous entendre. Il aime faire poireauter ses malades. »

Blume sursauta et se retourna vers Innocent. Il n’avait pas vu que celui-ci s’était réveillé.

Même si sa voix était mâtinée d’assurance, il était dans un état bien pitoyable. Il avait laissé choir la veste, qui traînait quelque part au pied du lit dans des relents de fourrure ; de légères gouttes de sang parsemaient ses cheveux blancs, la blessure qui lui déchirait le flanc faisait comme une grande rose rouge, qui s’agrandissait de seconde en seconde. Maintenant qu’il pouvait le voir dans la lumière, il s’apercevait qu’Innocent était littéralement parsemé de cicatrices, chaque carré de peau recouvert de serpentins blanchâtres, de bleus, de traces de coutures approximatives. Depuis combien de temps était-il ici pour avoir fini dans cet état-là ? Ou plutôt, non. Quelque chose lui disait que ce gars-là n’avait pas attendu Génésis pour se faire amocher – et amocher les autres aussi, sûrement. Il avait beau être plus jeune que lui, il traînait autour de sa personne ce qui ressemblait à une perpétuelle odeur de sang et de souffre.

Avant que Blume n’ait pu faire un pas vers lui, et avec une jolie synchronisation, le docteur entra dans la pièce. Enfin, ce qui ressemblait à un docteur, puisque Blume nota qu’il n’aurait pas dénaturé dans un Saw, et que les instruments qui se trimballaient dans sa valise ne semblaient pas avoir grand-chose de ce qu’un infirmier était censé posséder. Innocent et lui semblaient se connaître, et ça n’étonnait pas vraiment Blumchen dans la mesure où Innocent avait l’air d’être typiquement le mec qui n’arrêtera pas de se battre tant qu’il lui restera des bras ; et encore, il le soupçonnait de vouloir continuer.

Bref. Le médecin avait l’air d’être un type cool, gentil et compréhensif.

« Bien Innocent. Pour la peine tu sauras te passer d'anesthésiant.
- Trop d'honneur. Tiens au passage je te présente Blume. Un petit nouveau. Il aurait aussi besoin d'un peu de couture. »

Mais pourquoi, seigneur dieu, pourquoi ?

Remarquez, c’était pas faux que son épaule se portait pas comme un charme – mais le docteur lui disait vraiment, vraiment rien qui vaille. A la rigueur, s’il avait eu à choisir, il aurait encore préféré Innocent pour le recoudre, mais dans ce bas-monde on a rarement le choix et de toute manière il doutait qu’Innocent se propose.

Blume se retourna donc vers le docteur. Plus il y pensait, et plus la douleur à son épaule devenait forte. Il grimaça.

« C’est rien de sérieux, il faudrait juste un désinfectant et... »

Mais même à soi c’est difficile de se mentir. Lorsqu’un lancement manqua de lui faire pousser un cri, il se dit que même si ça ne le mettait pas en joie, faire examiner la blessure par le docteur serait sans doute préférable – il regarda son épaule, le mouvement manquant de le faire suffoquer, et lorsqu’il constata que des morceaux de tissu commençaient à s’assimiler au sang séché, il préféra enlever son t-shirt.

Il se laissa tomber sur un lit. La déchirure partait du haut de la clavicule et descendait suffisamment profondément sur l’omoplate pour que son bras éprouve des difficultés à bouger. Sa grimace s’élargit.

« ... Bon, peut-être un peu de couture quand même, peut-être.

De toute manière, ses soins pourraient attendre. Il y avait Innocent, qu’il fallait guérir en vitesse avant qu’il ne s’évanouisse à nouveau – même s’il n’était pas sûr de vouloir voir le spectacle de la chair du jeune homme se faisant recoudre à vif, sans anesthésiant.

Spoiler:

Citation :

Ce post pue, mais j'avais besoin de me changer les idées.

Il adorait voir Blume changer de couleur et voir son regard chanceler, c'était si distrayant. Depuis le temps qu'Innocent n'avait pas bizuté un nouveau, il s'en donnait à coeur joie avec le petit Allemand. En même temps Doc, c'était quand même un monument. Autant que Blume sache à quoi s'en tenir afin d'éviter de trop gros dégâts lors de ses missions.

C'est en croisant le regard de Doc qu'Innocent se rappela que c'est lui qui allait en baver aujourd'hui. Doc était pas du genre à aggraver une blessure, non. Mais déraper avec son scalpel parce que vous gueulez trop, ça oui c'était de son ressort. Parce qu'Innocent avait déjà subi de tels soins et qu'il était pas à sa première agonie sur un lit d'infirmerie, il ne broncha pas. Ne chercha pas à croiser le regard de Blume pour trouver un peu de soutien. Parce qu'il sentait qu'il n'allait lire chez l'Allemand que de la peur, et que ça lui donnerait l'envie de courir jusqu'à sa chambre, quitte à crever en route.

Et hors de question que je demande à Blume de me tenir la main, ça ferait vraiment épouse qui accouche et veut le soutien de son mari.

La douleur le vrilla sans prévenir. Il dut serrer les dents à s'en briser la mâchoire pour ne pas donner ce plaisir à Doc de l'entendre hurler. La plaie étant encore chaude, Innocent ne sentait pas l'aiguille percer sa peau, mais les doigts de Doc dans ses entrailles ça il le sentait que trop bien. Et ça le répugnait d'avoir un corps étranger en lui. Innocent préféra garder les yeux fixés au plafond, laissant son esprit vagabonder plutôt que de chercher à savoir ce que Doc faisait exactement. Parce qu'imaginer la vision de ses propres entrailles donnait la nausée à Innocent.

- Rah plus de fil. Faut que j'aille en chercher.

Innocent ouvrit des yeux grandes comme des soucoupes. Ah ah. Pardon ?! Sachant que Doc n'avait aucun humour, l'adolescent dut se résigner. Il devait attendre que son tortionnaire aille dans son arrière-boutique à la recherche de fil pour continuer son opération. Laissant ainsi Innocent étendu, bras en croix sur le lit. Le jeune homme se mit à grogner tout bas, n'osant faire aucun geste. Sauf celui de tourner la tête en direction de Blume.

- Comme il se sera acharné sur moi, je pense pas qu'il soit aussi vache avec toi. Il te filera juste un ou deux coups d'aiguille. Au fait tu tiens le coup ?

L'inquiétude qui perçait dans sa dernière phrase n'était même pas feinte. Il n'avait aucune haine envers Blume, il le taquinait comme on taquinait un nouveau venu dans la famille. Il lui fit même un sourire, un sourire où ne brillait aucune dent prête à se planter dans la peau du nouveau.

- Je dois avouer que tu t'es bien débrouillé. T'es déjà paré pour les missions.

« Comme il se sera acharné sur moi, je pense pas qu'il soit aussi vache avec toi. Il te filera juste un ou deux coups d'aiguille. Au fait tu tiens le coup ? »

Soit Innocent n’était pas si irascible qu’il l’avait montré au premier abord, soit c’était la douleur qui le ramollissait ; ou peut-être avait-il juste besoin d’un peu de réconfort. Dans tous les cas, son amabilité soudaine à l’égard de Blume était assez inattendue, et celui-ci, les premières secondes, ne sut pas vraiment comment réagir. Il y avait une pointe d’inquiétude dans ses mots, légère certes, mais bien là, et puis au coin de ses lèvres ce qui devait être un sourire encourageant. Son hésitation allait encore le faire passer pour le bleu de service (il y avait toujours eu trop de bleu dans sa vie, de toute façon), mais il lui fallut un moment avant de vraiment réagir aux mots du jeune homme.

« J’ai... Connu pire, hésita-t-il enfin avec une tentative de sourire assuré, qui échoua aux trois quarts mais l’intention y était.

- Je dois avouer que tu t'es bien débrouillé. T'es déjà paré pour les missions. »

Blume s’approcha d’Innocent, l’air un peu plus soucieux cette fois. Dans l’autre pièce, Doc semblait farfouiller parmi un débarras inextricable, et n’était pas près de retrouver son fil ; la blessure du jeune homme, à moitié recousue, ne réchauffait pas le cœur, mais il se sentait tout de même mieux sans l’infirmier et ses scalpels dans la pièce.

« Est-ce que tu te fais blesser comme ça à chaque fois que tu rencontres une Tache ? » demanda-t-il enfin en fronçant les sourcils, même s’il avait conscience que sa question le ferait sans doute encore passer pour la tafiole inquiète. « Enfin, si ça, c’était juste un entraînement, dans une mission il doit y avoir un risque de mourir assez... »

Il soupira, se laissa finalement tomber à côté du lit d’Innocent, sur une chaise. Il se passa une main fatiguée dans les cheveux. Quelques jours plus tôt, il aurait trouvé la situation digne d’un jeu vidéo de bas étage, mais maintenant qu’elle était devant lui, il lui fallait se résigner. Nul doute que la prison aurait été préférable. Mais au point où il en était, il était trop tard pour des regrets.

Son épaule lui faisait mal, il renversa la tête en arrière pour la remuer un peu.

« Mais j’imagine qu’ici tout est possible » rajouta-t-il enfin, comme une réponse à sa propre question.

« D'ailleurs faudra que tu voies pour rejoindre un gang. Comme ça t'as plus de chance d'avoir des alliés... et te faire des ennemis aussi, mais ça... »

Blume leva les yeux au ciel. Ca recommençait encore. Allait-on un jour le laisser vivre sa vie tranquille ? Seul ?

Bien sûr, il aurait dû se douter qu’en débarquant dans ce genre d’endroit, il tremperait encore dans ces sales affaires. Mais, très sincèrement, il n’avait plus la foi. Les gangs, les meutes, ça avait jamais été son truc. Seul, ou en couple, mais dans un groupe... L’idée d’avoir un chef l’emmerdait toujours. Et maintenant, cet Innocent lui disait qu’à peine arrivé, il allait falloir qu’il se fonde dans cette masse. Ce qui voulait dire, à n’en pas douter, des guerres de gangs à venir. C’était vrai quoi, pourquoi faire des clans si c’est pas pour se taper dessus ? Ce qui l’ennuyait au plus haut point. Non, vraiment, les gangs, très peu pour lui.

Il s’apprêtait à se tourner vers Innocent, pour lui confier qu’il préfèrerait sans doute rester indépendant, quand le Doc réapparut brusquement dans son champ de vision. Blume tiqua. Il se rassit devant Innocent, histoire de continuer à lui planter des aiguilles dans le torse, et le jeune homme se dit qu’il préfèrerait sans doute regarder par la fenêtre – mais bien sûr, il n’y avait pas de fenêtre, alors il prit son mal en patience, regarda ses ongles et attendit sagement son tour.

Doc n’en avait plus pour longtemps avec Innocent. Il donna encore quelques petits coups d’aiguille, comme pour la forme, avant de pouvoir se tourner vers Blume et d’étaler sans plus de cérémonie son désinfectant sur la blessure. Blume eut un frisson qu’il tenta de masquer, serrant les lèvres, mais l’homme avait déjà planté son aiguille le long des pans déchirés de la blessure. Le poing serré, il tenta de penser à autre chose, un truc positif – une jolie fille, des oiseaux, une tarte aux fraises –, réagissant à peine lorsqu’Innocent lui lança quelques mots réconfortants, ne répondant que par quelques mots grommelés. Ça devait sans doute pas paraître très poli, mais il avait un peu la tête ailleurs.

« Inn' tu dragueras ce petit ailleurs que dans mon infirmerie. Je tiens à garder mes draps propres.
- Doc, t'es dégueu. »

Blume soupira.

« Ils sont déjà dégueulasses vos draps, de toute façon. »

Pas que ce soit le meilleur moyen de nouer des premiers contacts avec l’équipe éducative, mais ça lui avait échappé. Il détourna le regard vers Doc, qui venait à peine de finir la dernière couture, un peu plus violemment qu’il ne l’aurait fallu semble-t-il, et se leva, saisissant son t-shirt déchiré roulé en boule sur un coin du lit.

« Merci pour la couture » lança-t-il tout de même au docteur alors qu’il s’éloignait de quelques pas, se tournant vers Innocent. Il n’avait qu’une envie, trouver quelqu’un de compétent, lui demander où était sa chambre, et aller s’y écraser en faisant comme si toute cette journée n’avait pas existé. Oui, soudainement, Blume était d’une humeur particulièrement mauvaise. C’était peut-être l’aiguille. Ou la plaisanterie de mauvais goût. « J’ai aucune envie de rejoindre aucun gang » fit-il en secouant la tête. « C’est possible, dans le coin ? Être juste... Indépendant ? Parce que les guerres de gang, c’est sérieusement pas ce qui me botte » fit-il d’un air navré.

[Désolée, la réponse est vraiment pas top! >< Si quelque chose ne va pas, dis le moi!]

Ah les nouveaux et leur envie de totale indépendance. Innocent avait l'impression de se voir dans l'attitude même de Blume. Lui aussi avait souhaité demeurer indépendant, faire sa route seul sans les contraintes d'être membre d'un groupe. Mais les deux frères lui avaient sauté dessus, l'avaient poussé à rejoindre le Mad Gang. Ils avaient besoin d'un chien de chasse comme le français, capable d'arracher le bras de l'ennemi avec ses dents, et d'éloigner les importuns à coups de poing. Depuis il y avait eu de la reconnaissance entre Innocent et ses « patrons », le premier n'hésitant pas à se faire entendre des seconds et à leur dire ses quatre vérités. Néanmoins les débuts avaient été rudes.

- Tu peux faire cavalier seul. Y en a plein qui font comme toi. Ils forment le gang des... Indépendants.

La blague était facile mais il n'avait pas pu s'empêcher de la faire. Innocent remontait le couloir sans se presser, se laissant guider par ses pieds qui connaissaient par coeur le chemin menant aux dortoirs. Là il ne souhaitait que deux choses : douche et sommeil. Mais fort possible qu'il ignore la première pour se prélasser dans son lit. Ses draps ne s'offusqueraient pas de quelques relents de sueur et de sang.

- Le plus important c'est de survivre aux missions. Le reste... il y en aura toujours un pour vouloir t'arracher la gorge.

Ou l'oreille. Innocent tâta le lambeau qui lui restait après qu'Enora l'ait lui arraché. Depuis c'était la guerre ouverte entre eux et chacun savait qu'il ne fallait pas se trouver dans les parages quand ils se croisaient. Car chacun devenait une cible, et les murs arboraient par la suite une jolie teinte rouge. D'ailleurs du rouge il y en avait devant une des portes du dortoir, éclaboussant la porte de belles taches.

- Bhan a encore joué avec le ketchup. Pas méchant le bougre mais très, très bizarre. S'il te suce le sang c'est qu'il t'aime bien.

Oui lui aussi n'y avait pas cru la première fois, mais Loebhan était un individu très spécial. Personne n'arrivait à le comprendre. Il n'était pas humain, tout simplement. Innocent avait déjà posé la main sur la poignée de la porte donnant sur sa chambre quand il réalisa qu'il ne savait pas où crécher Blume. Et surtout avec qui.

- D'ailleurs c'est qui ton colocataire de chambrée ? Que je te file des tuyaux pour survivre à ta première nuit.

Les murs étaient blancs comme des cadavres. Blume, à l'allée, perdu dans ses pensées, n'avait pas pris le temps de détailler les différents embranchements du Centre, et s'était dirigé vers un endroit au hasard, tombant malheureusement dans l'Arène ; maintenant que c'était Innocent qui le guidait, il prenait la peine d'observer un peu les alentours. Tout était aussi sobre et moche que dans un hôpital, ou un clapier à lapins très bien tenu. Innocent était visiblement au Centre depuis bien longtemps, et il les conduisait aux dortoirs sans même regarder dans quelle direction il allait - du moins Blume supposait que c'était aux dortoirs qu'il le menait. Où d'autre auraient-il pu aller, de toute façon?

Depuis qu'il était arrivé au Centre, il n'avait reçu aucune espèce d'indication. Il supposait trouver son nom écrit sur une porte, à un moment ou un autre, et ce serait tout. Les quelques affaires qu'il avait pu emporter de Hamburg seraient envoyées directement à Génésis, lui avait dit la réceptionniste de sa voix atone, avant que deux flics ne l'empoignent pour le faire entrer dans la voiture qui le mènerait au Centre ; il n'en savait pas plus. Il espérait qu'elle ne tarderait pas trop. Il avait l'impression d'être passé dans une essoreuse à salades géante, et ses vêtements avec lui.
Innocent, à ses côtés, malgré ses déclarations extrêmement rassurantes, était plus aimable que ce qu'il avait cru au premier abord - certes, il ne semblait pas non plus ravi d'avoir affaire à un nouveau, mais il semblait prendre la chose sans trop de mauvaise humeur, ce qui était un bon début. S'il ne s'était pas forcément fait un ami, il se doutait que ce n'était pas un ennemi non plus.

" Bhan a encore joué avec le ketchup." remarqua d'ailleurs le jeune homme lorsqu'il passèrent devant une porte aux douteuses tâches sombres qui n'auguraient rien de bon. " Pas méchant le bougre mais très, très bizarre. S'il te suce le sang c'est qu'il t'aime bien. "

Blume grimaça, jetant un regard peu amène à la porte.

" Je suis pas sûr de pouvoir apprécier ce genre de marque d'affection... " marmonna-t-il, avant de cesser de marcher, voyant qu'Innocent s'était arrêté devant une porte, avant de jeter un oeil à celle-ci. Il eut un genre de froncement de sourcil. Tenta de déchiffrer le petit écriteau où les noms avaient été griffonnés à la va-vite.

Innocent, ne semblant rien remarquer, continua :

" D'ailleurs c'est qui ton colocataire de chambrée ? Que je te file des tuyaux pour survivre à ta première nuit. "
Blume hésita une seconde, puis désigna la porte à Innocent, ouvrant la bouche.

" ... Je sais pas, mais y a mon nom écrit sur cette porte " remarqua-t-il avec prudence, avant de rajouter des fois que. " Et le tien. "

Et si c'était bien ce qu'il pensait, les prochains jours promettaient d'être folkloriques.

Blume ne s’était pas attendu à des exclamations et à des cris de joie, mais tout de même, la réaction d’Innocent restait particulièrement peu accueillante. Un grognement, un haussement d’épaule façon c’est la vie on y peut rien – Blume lui-même n’était pas totalement ravi de se retrouver dans la chambre de cette première rencontre, mais il décida qu’il aurait pu tomber pire. Au moins, il connaissait cette tête-là. Un peu. Bon, vraiment peu, mais il le connaissait. Qui sait quels autres tarés du genre de Loebhan se cachaient dans les piaules du Centre ? Innocent n’était pas le plus aimable, mais il n’aurait au moins pas peur de se faire bouffer la nuit, ce qui était suffisamment positif pour être noté.

La chambre d’Innocent avait à peu près tout de la cellule de prison. Grise, moche, petite – quand Blume remarqua que le seul objet personnel d’Innocent était une barre de fer astiquée de manière inquiétante, il commença à douter de sa santé mentale, mais décida d’oublier ce détail pour le moment – avec le strict minimum pour dormir et s’habiller. Ses affaires avaient été jetées en vrac sur le lit, et leur vue était à peu près la seule chose réconfortante de la pièce. Ce n’était pas lui qui les avait préparées, quelqu’un était venu les chercher chez lui lorsqu’on l’avait expédié en France, et l’ensemble était un peu disparate mais c’était tout ce qui lui restait de sa vie en Allemagne – alors qu’Innocent se laissait tomber avec lourdeur sur le lit, il s’assit sur le sien pour commencer à y mettre un peu d’ordre.

Blume fut reconnaissant à Innocent de ne pas tenter de lancer la conversation. L’entraînement l’avait déjà épuisé, et il n’aspirait plus qu’au calme ; il le salua vaguement lorsqu’il partit aux douches, puis se contenta de ranger les affaires froissées dans son armoire. Il eut une brève pensée pour ses cheveux. Naturellement il n’avait pas pu prendre de teinture avec lui, et il doutait que le Centre en offre gracieusement aux pensionnaires... Mais il en avait vu plus d’un aux cheveux teints dans les couloirs. Il allait falloir qu’il étudie la question assez vite s’il ne voulait pas revenir au blond filasse de son enfance.

Le nez dans les vêtements et perdu dans ses pensées, Blume n’entendit pas tout de suite que la porte de la chambre venait de se pousser, et il fallut que la jeune fille commence à parler pour qu’il tourne la tête, surpris. Un air perplexe se peignit sur son visage. Un costume trois-pièces ? Un haut de forme ? Comme disent les jeunes : wtf.

« Tu es... ? »

La fille le fixait comme s’il était une décoration murale. Blume eut un instant d’arrêt, se demandant si la réponse n’était pas trop évidente, puis finit par faire avec hésitation :

« Le nouveau coloc’ d’Innocent... Il est aux douches. »

Qui pouvait être cette fille ? Et qu’est-ce qu’elle voulait à Innocent ? Et ce Raphael ? Autant de questions dont, au final, il n’était pas sûr de vouloir la réponse, mais qui l’intriguaient tout de même. Il pencha légèrement la tête sur le côté, ne pouvant s’empêcher de fixer ce visage de poupée avec curiosité.

« Tu veux que je transmette un message ? » proposa-t-il à tout hasard.

[désolée c’est pas super tout ça tout ça, mais je voyais pas d’autre réaction vraiment !]

On dit que les femmes sont bavardes, pourtant à côté de Magdalena, Blume pouvait être la pire des pipelettes. La jeune femme ne s’embarrassa pas de plus de mots que nécessaire, se contentant de s’asseoir sur le bureau avec ce mouvement dérangeant des jambes ; perpétuellement dans son champ de vision, ses souliers vernis qui se balançaient avec langueur l’empêchaient de se concentrer sur quoi que ce soit. Blume aurait bien tenté de lancer la conversation, mais quelque chose lui disait que s’il essayait il allait se prendre un lamentable four ; il décida donc qu’il ne tenterait pas le diable.

La fille sans nom était loin d’être laide, mais il y avait quelque chose de presque effrayant dans son physique – ce côté poupée en porcelaine. Grands yeux vides. Boucles parfaites. Peau translucide, fine comme du papier de riz, en dessous de laquelle on ne voyait aucune veine battre. Pas le genre à vous mettre en confiance. Il avait bien dû arriver quelque chose à cette fille pour qu’elle finisse comme ça, mais le diable s’il savait quoi...

Tentant d’ignorer sa présence dérangeante, il continua son rangement pendant un certain temps dans le silence pesant. Il ne savait pas si c’était juste lui, mais il lui semblait qu’Innocent prenait son temps pour la douche, et lorsque celui-ci ouvrit enfin la porte, il ne put retenir un léger soupir de soulagement. Il commençait à se dire qu’il aurait pu tomber sur des colocataires vraiment, vraiment pires – certes il n’était pas une fille, mais il plaignait celle qui partageait sa chambre avec Lena.

Il n’entendit que d’une oreille leur discussion. Il avait compris qu’il y avait sûrement une histoire de gang là-dedans et il partait du principe que le moins il en savait, le mieux il se portait. Il crut entendre quelques mots le concernant, comme quoi on devait il devait être présenté à quelqu’un, mais Innocent – béni soit-il pour cette fois – sembla éluder la question, finissant par virer la jeune femme de sa chambre. Enfin. Leur chambre, maintenant. Quel parfait petit couple ils allaient former.

« Je crois que tu lui plais à Mag’ ! » lança Innocent lorsque la concernée fut partie.

La remarque arracha une grimace à Blume, qui était toujours en train de mettre de l’ordre dans ses affaires. Ça avait beau être une blague, vu l’impression que lui avait laissée la fille, il la trouvait plutôt de mauvais goût.

« Elle ? On dirait un cadavre ! » lança-t-il en fronçant le nez alors qu’il fourrait un pull dans l’espace restant entre sa pile de vêtements et la cloison. « Autant se faire Dracula, sérieux... »

Ayant enfin fini de vider ses affaires dans le placard, il pivota sur ses talons, tournant le regard vers Innocent toujours étalé sur son lit. Il commençait à se sentir vraiment las. Le trajet avait été long, l’entraînement aussi, et il ne se sentait pas de supporter encore une Magdalena – de plus il avait un très grand besoin de douche.

« Je survivrai pas si je prends pas de douche » lança-t-il alors qu’il attrapait quelques affaires de rechange dans le placard qu’il n’avait pas encore fermé.

Il donna un léger coup de pied dans le placard pour le fermer (espérant qu’Innocent ne serait pas ce genre de mec maniaque que ça fait hurler) et se dirigea vers la porte, l’ouvrant alors qu’il ne se retournait vers Innocent.

« Je crois que je devrais m’en sortir seul à partir de maintenant » lança-t-il tout de même, comme pour signifier à Innocent qu’il n’aurait pas besoin de le materner. Ce qu’il n’aurait sans doute pas fait de toute façon mais... On est jamais sûr de rien.

Il ferma la porte.