Lily n’avait pas encore de point de vue défini sur sa détention à Génésis. C’était un peu comme à l’asile. D’ailleurs, elle se demandait si ce n’en était pas un, les excursions dans les mondes virtuels étant en réalité un moyen moderne et nouveau d’affronter ses peurs sous la forme de Taches gluantes et dégueulasses. Manger, manger, manger… Elle se leva et ses pieds marchèrent tous seuls. Pas là depuis longtemps, oui, mais elle savait parfaitement où trouver les choses importantes. Comme le réfectoire, sanctuaire de la nourriture, du péché de la gourmandise… ça manquait de bonbons. De SUCRE. Mais Lily se contenterait de ce qu’elle trouverait… Nouvelle, elle ne connaissait personne et personne ne la connaissait. On la regardait même d'un air un peu bizarre, surement à cause de sa frimousse de colégienne et de ses cheveux rose qui agressaient la vue. Une table un peu à l'écart, parfait, elle s'y installa. Une bouchée... Deux... C'était merveilleux. Une main sévère se posa sur son épaule et ne se gêna pas pour appuyer lourdement. Un surveillant, le visage fermé, lui demandait de le suivre. L'avantage d'avoir passé une année dans un asile, c'est que Lily n'avait plus aucun problème avec l'autorité. Elle n'en avait jamais vraiment eut, à vrai dire. Mais elle se leva et le suivit docilement. Quelques regards les suivèrent, et les autres pensionnaires devaient surement se dire que cette idiote était bien trop obéissante.

On l'emmena dans les bas fonds du centre. Là où se trouvait John, le Geek fou qui vous envoyait en Enfer... Le pion l'emmena d'abord dans la salle des armes prendre son arc à poulies préféré. Sans flèches. Elle les trouverait dans le Monde virtuel, par un procédé bien trop compliqué pour sa cervelle. John ne se cassait plus trop la tête a essayé de lui expliquer, il semblait avoir définitivement compris qu'elle était trop stupide. C'était juste que ça ne l'intéressait pas beaucoup... Lily préférait la littérature à la science. C'était illimité, sans borne, sans lois pour te dire que non, ce n'était scientifiquement pas possible. John, cependant, lui raconta dans quel genre de monde on allait l'envoyer...

Celui d'un adolescent accro aux guerres qui collectionnaient les armes et autres vestiges des champs de bataille. Lily trouvait ça... réjouissant. ça allait être boueux, avec des tranchées, des explosions et des ciels noirs. On lui demanda d'attendre sur les quais que son ou sa coéquipière arrive. Il n'y avait nul part où s'asseoir. Le sol ferait l'affaire... Elle posa son arc à côté d'elle et se recroquevilla sur elle-même, entourant ses genoux de ses bras trop frêles. Ses yeux étaient grands ouverts... Elle respirait vite et fort. On allait croire qu'elle avait peur. C'était un peu vrai : elle n'aimait pas l'ambiance des guerres, violent, tranchant, sanglant... Mais elle était aussi tellement excitée ! Elle passa ses doigts sur le froid métallique de son arme. ça la rassurait. Tuer des taches, c'était super. Elle se sentait forte et invincible, inatteignable par ce qui lui faisait peur. Elle entendit des bruits de pas, sûrement son ou sa camarade pour la Mission qui allait suivre. Le métro n'allait pas tarder à arriver pour les emmener vers le Monde malsain de cet adolescent fasciné par la Mort...

Des jours s'enchainent, ils filent, les mêmes, toujours les mêmes. Rien d'intéressant, rien de pimenté. Se lever, chercher instinctivement une fenêtre des yeux avant de se souvenir qu'il n'y en a pas ; manger, se battre, tuer des Taches, se faire bousculer sur les quais du métro, essuyer le sang sur son couteau à cran d'arrêt. Blume cherchait des moyens pour occuper son esprit. Assis par terre, sur un muret, affalé contre une table à la cafétéria, il regardait passer les gens et il tentait de deviner pourquoi ils étaient ici. Viols. Vols. Drogues. Insultes. Adolescents déréglés, problèmes mentaux, système dégénéré, tout était dans le même sac, foutu en vrac, plus personne n'y faisait gaffe, ils se ressemblaient tous un peu dans le coin. Des cicatrices et des tatouages pour montrer qu'on est le plus fort. Des gens doués, des moins doués, des gens dont on se demande comment ils ont pu arriver là, d'autres dont on se demande pourquoi ils ne sont pas en prison, des gens qui se sont fait une place, des gens qui observent. Comme lui et ses mèches vertes qui lui tombent dans les yeux. Assis sur son tabouret il remue un yaourt nature qu'il ne mangera pas, le bout de ses doigts pincé sur la petite cuillère. Un tour, deux tours, trois tours...

Il tentait d'imaginer des jeux pour moins s'ennuyer. Faire des statistiques sur les couleurs de cheveux des pensionnaires. Inventer des aptonymes. Former des couples avec des personnes qui ne se regardaient même pas. Compter ses cheveux. Réfléchir à Hamburg et à Marc, un peu, où il était désormais, avec qui, mais ce jeu-là ne l'amusait pas trop et il l'abandonnait vite, chassant son esprit de ces pensées-là. Il était encore trop tôt pour la mélancolie... Il pensait à autre chose. Il essayait.

Il en était à cinquante-sept tours de petite cuillère lorsque les surveillants étaient venus le chercher. Pour vider son esprit, ce genre de calcul avait toujours été utile - compter les bandes blanches des passages piétons, les marches des escaliers, très vite l'esprit restait obsédé par ces chiffres insignifiants et toute autre pensée disparaissait. Pourtant, ce jour-là sa technique n'était pas particulièrement utile. Il se sentait d'humeur morose, à envoyer balader quiconque viendrait le déranger, même si c'était une jolie demoiselle en détresse ou un beau garçon au sourire doré - sans doute quelqu'un, là-haut, s'était-il dit que c'était l'humeur idéale pour l'envoyer tuer des Taches.

Il n'avait pas protesté, il savait que de toute façon cela ne servirait à rien, qu'il était là pour ça. Les mains dans les poches d'un jean lacéré, ses pas le menant en pilote automatique vers la salle d'armes, il regardait le plafond et il se demandait quel temps il faisait là-bas. En haut. Ce petit crépitement qu'il pouvait entendre, est-ce que c'était de la pluie? Oh, qu'est-ce qu'il aurait donné pour revoir le ciel, juste quelques instants, même si c'était un ciel noir et déchiré, même sous une pluie battante. Le vrai ciel, pas celui en plastique des Mondes Virtuels. Mais il ne demanderait sans doute jamais une telle chose. Il savait que son vœu ne serait de toute façon pas exaucé.

Lorsqu'il arriva sur le quai avec sa batterie de poignards, il y avait déjà une gamine posée là. Avec ses cheveux roses, elle jurait terriblement avec les murs froids et gris. Blume crut tout d'abord que c'était une erreur. Elle avait quoi, huit ans? Est-ce que c'était la gamine d'un des scientifiques? Si c'était le cas, quelle idée de la laisser traîner par là? Lorsqu'il fit quelques pas vers elle, la fille ne releva même pas la tête. Posé juste à côté d'elle, comme un objet précieux, un énorme arc à poulies. Ces minuscules mains posées sur cet engin de guerre, c'était presque indécent. Planté devant elle, il la fixa quelques secondes sans qu'elle ne semble le remarquer, avant de lancer juste :

" T'es pas un peu jeune? "

Dans un crissement de fin du monde, le métro déboula derrière lui et fit voler ses cheveux. Avec le temps vient l'habitude. Cette fois-ci, il ne tressaillit même pas.

Lily releva la tête, affichant son habituel air un peu enfantin. Celui qui se présenta était un grand dégingandé, aux cheveux verts comme une poire. Des membres arachnéens, une peau très blanche… Il n’avait pas l’air solide. Mais elle ne devait pas donner une image beaucoup plus fiable, même si elle ne s’en rendait pas compte. Ne le connaissant pas, elle se leva et tendit joyeusement la main en se présentant. Sa remarque sur son petit âge la fit sourire.

- Lily, moi c’est Lily ! Je crois que j'ai 19 ans. Oui, oui... c'est ça...

Ses grands yeux vairons se plissèrent, pendant qu’elle cherchait dans sa mémoire. Aucun nom n’apparut soudainement dans son esprit. Peut être ne l’avait jamais croisé, peut être que si, sa mémoire n’était pas assez fiable pour qu’elle s’y attarde. Le bruit horriblement grinçant du métro la fit couvrir ses oreilles de ses mains, rattrapant in extremis son arc entre ses genoux. Un jour, oui, un jour elle irait rouspéter auprès de John. Mais le geek, bizarrement, lui faisait peur. C’était irrationnel, pas logique, surprenant peut être, mais elle n’aimait pas être seule dans la même pièce que lui. Elle rattrapa son arc d’une main sûre et alla s’asseoir à l’intérieur. C’était peut être la deuxième ou troisième fois qu’elle allait dans les mondes virtuels, et elle adorait ce genre de voyage. Tellement paradoxal, elle qui paniquait à la vue d’une brosse à dents un peu bizarre… En attendant qu’ils arrivent, ce qui ne saurait tardé, elle fredonna un petit air. Pas vraiment juste. Elle n’avait aucun talent que les filles étaient censé avoir d’habitude, chose dont elle ne se rendait pas compte par ailleurs.

- T’es ancien, nouveau ? T’as beaucoup abattu de Taches ?

Elle avait des yeux de gosses la veille de Noël. En dehors des missions, elle ressemblait à n’importe quelle gamine un peu cruche. Un peu « chewing gum », bonbon rose, agaçant et titillant. Mais évidemment, là, elle devait faire un poil psychopathe. Au moins était elle accordée à l’atmosphère de Génésis ! Enfin un peu. Quelque part. Dans son regard brillant à l’idée d’aller dégommer moult taches. Le wagon déboula à toute allure dans le monde virtuel et freina subitement, ça leur donna un petit aperçu du quotidien des Parisiens dans le métro. Un truc qu’elle ne regrettait pas le moins du monde. Les portes s’ouvrirent et Lily sauta joyeusement à pieds joints dans la bouillasse. C’était un monde d’apocalypse, avec des tranchées profondes et grouillantes de vermine. Bon, c’était peut être un truc que Lily aimait moins, tout de suite… Elle leva les bras et poussa un petit cri de joie. Ce soir, en revenant de mission, elle serait un petit peu plus forte qu’avant et serait moins trouillarde du quotidien parce qu’elle aurait dégommé une grosse tache dégoûtante.

Crier n’était pas la meilleure idée qu’elle est eut. Au loin, alors que le wagon s’éloignait, ils purent voir une tentacule qui surgissait d’une tranchée. Une petite tache qui leur rendait visite, sûrement, mais c’était pas pour prendre des nouvelles d’Oncle Georges. Elle tira sur la manche de Blume, un sourire extatique aux lèvres et faisant de petits bonds trépidants :

- Hey, regarde ! Elle arriiiiive !

La tache sortait de son trou, émettant de drôles de bruits pas forcément très rassurant. Souriant toujours, comme si elle regardait une bonne comédie à la télé, Lily prit son arc et enclencha une flèche.

Un oeil rose, un oeil bleu. Blume eut un léger mouvement de recul. Lorsque cette gamine avait été créée, il y avait manifestement eu un problème d'impression au niveau des couleurs.

Lorsqu'il s'était approché d'elle, il lui avait semblé qu'elle tremblait, légèrement certes, mais qu'elle tremblait de froid ou de peur. Mais maintenant qu'elle lui faisait face, il n'y avait plus un gramme d'effroi en elle. Dressée de toute sa hauteur, qui n'était pas bien grande, elle lui tendait la main en souriant, un sourire de gamine lumineux sur son visage - mais elle ne ressemblait pas à une petite fille, une vraie petite fille aurait été terrifiée, elle était une parodie, une imitation de fillette. Tout semblait trop coloré, trop poussé chez elle. A tel point que ça en devenait irréel. Non, elle ne lui inspirait pas confiance.

" Lily, moi c’est Lily ! " s'exclama-t-elle d'une voix exaltée. " Je crois que j'ai 19 ans. Oui, oui... c'est ça... "

- D'toute façon quel que soit ton âge t'auras toujours l'air d'avoir neuf ans " lâcha-t-il d'un air légèrement perplexe avant d'enfin, après une hésitation, lui serrer la main. " Blume. "

Il n'en dirait pas plus.

Les portes du wagon, derrière eux, s'ouvrirent dans un chuintement feutré, comme une invitation silencieuse à ce qu'ils entrent. Blume tourna sur ses talons. On ne lui avait pas dit, à lui, dans quel genre de monde ils allaient arriver, ou peut-être lui avait-on dit mais il avait oublié - dans tous les cas ce wagon était un nouvel appel vers l'inconnu. Encore un. Il commençait à être las, mais il n'était là que depuis moins d'un mois, et ne se considérait pas en mesure de se plaindre. S'il croupissait encore là dans un an ou deux, peut-être qu'il le pourrait - mais ce n'était pas dans ses plans, pour l'instant du moins. Quelque part, une part de lui se disait qu'il trouverait bien un moyen de s'échapper.

Lily chantonna un air lorsqu'ils furent installés dans la rame. Blume s'était adossé à une des cloisons de plastique et jouait avec son couteau, pensif, tentant de faire apparaître le reflet de la gamine sur la lame. La mélodie qu'elle tentait de siffloter était bizarre, discordante ; Blume releva le nez au moment ou elle lui posait une question, brisant le lourd silence.

" T’es ancien, nouveau ? T’as beaucoup abattu de Taches ? "

Blume haussa les épaules.

" Assez pour en avoir déjà marre. "

Avec une violente secousse, le wagon s'arrêta.

Dehors, c'était la guerre, et ce n'était pas une métaphore. Avec joie, Lily sauta dans une flaque de boue, posant les pieds dans ce décor apocalyptique - fumée, explosions, terre, cris. Seconde Guerre Mondiale? Sans doute. Il posa ses bottes sur le sol, quelques secondes avant que les portes ne se ferment avec un claquement sec, emportant avec elles les quelques dernières bribes de civilisation disponibles. Avec un cri de joie, la gamine saisit violemment sa manche, manquant de le faire vaciller.

" Hey, regarde ! Elle arriiiiive ! "

Une monstruosité comme on en trouvait que dans les Mondes Virtuels se dressait devant eux. Niveau trois, jugea-t-il. Grosse carapace, tentacules gluants, le genre de bête qu'on veut avoir dans son jardin en somme - dégageant sa manche de la poigne de Lily il enleva une mèche de ses yeux pour mieux évaluer le champ de bataille. Cette boue et cette fumée autour d'eux, ça allait poser problème, mais avec un peu de méthode ils devraient s'en sortir. Rangeant le cran d'arrêt dans sa poche, il sortit le couteau de chasse de son fourreau - ça serait sans doute plus efficace sur ce genre d'immondice.

" Essaie de viser les yeux ou le ventre, ça l'affaiblira plus vite et... " Il grimaça, lui jeta un regard et un pauvre sourire, le premier depuis qu'ils s'étaient croisés. " Évite de me toucher moi, si possible. "

Il lui avait suffi de jeter un coup d'œil au carquois de la fillette pour comprendre que c'était pas avec ce genre de flèches qu'on faisait du tir à l'arc. Il espérait qu'elle savait viser, parce qu'avec ce genre de truc fiché dans le torse, il doutait de survivre bien longtemps. Il commençait à se dire que face à une bête de ce niveau, il avait beau être à l'aise avec ses armes, il n'aurait pas été contre un petit beretta, mais c'était trop tard - la bête les avait repérés. Gardant une allure mesurée, il s'avança vers elle alors qu'elle s'avançait vers lui, et lorsqu'ils furent suffisamment proche, évita d'un pas sur le côté un coup de griffe avant de le couper sèchement à la base et d'éventrer d'un grand coup ce qui devait être le ventre de la bestiole. Un liquide noirâtre, qui devait être du sang, gicla en éclaboussant son tshirt et le bas de son visage, lui donnant envie de vomir ; se baissant pour éviter un nouveau coup, il saisit la griffe qu'il venait de couper et la planta sèchement dans la carapace de la bestiole, la fendant alors qu'elle poussait un horrible cri.

Un autre lui répondit. Blume se tourna une fraction de seconde, et lâcha un soupir. C'était à présent une Tache de niveau quatre qui s'avançait vers eux.

[navrée, je me suis beaucoup étalée... > < ]

[aucun souci ! j'arrive pas à faire des posts aussi looongs]

Il avait l’air blasé, ce pauvre garçon. Génésis n’avait pas un effet grandiose sur lui, mais c’était monnaie courante. Même si Lily ne semblait pas trop influencée par ce mouvement de déprime au sein des pensionnaires… Elle marqua un temps de pause lorsqu’il lui donna des conseils sur où tirer, et de, si possible, l’éviter lui. Sans perdre son joyeux sourire et même en riant, elle répondit qu’elle ferait de son mieux. Inutile de perdre son temps à jouer les filles outrées parce que « ho, mon p’tit père, j’ai fait des compétitions et j’ai gagné des PRIX ! ». Elle le laissa s’occuper avec brio d’une première Tache. Disons plutôt qu’elle n’eut pas vraiment le temps de tirer. Enfin, si, elle aurait pu, mais il était trop près du monstre et elle risquait de le toucher. En revanche, l’espèce de gros bidule qui apparaissait au loin… Une grooooosse Tache. Son sourire enfantin s’élargit avant de disparaître alors qu'elle prenait une grande inspiration. Ses mains se serrèrent autour de son arc, elle ferma un œil… Ses flèches s’enchaînèrent dans l’air. Elle avait l’air un peu plus adulte tout à coup, avec son air sérieux et concentré. Chacun de ses traits acérés atteignit sa cible et la Tache grogna de douleur. Elle était encore loin et Lily continuait de piocher dans son carquois.

La veille, lors du cours théorique, Lily était restée les yeux grands ouverts, buvant les paroles du professeur comme du petit lait à la fraise. Elle en avait donc retenu qu’une Tache de cette forme et de cette agressivité était de niveau 4, terriblement armée mais très peu dotée de défense. Elle n’avait même pas à se casser la tête à viser des points sensibles, vu qu’elle n’avait pas de carapace. Le temps que la créature se traîne jusqu’à eux, tout en hurlant et grognant, elle ressemblait à un porc épique. Ou à ses boules que les grand-mères criblaient d’aiguilles. Mais elle n’était toujours pas morte, la gueuse ! Lily avait bien une arme blanche en plus de son arc, mais elle ne savait pas vraiment s’en servir.

Blume était probablement occupé à une autre Tache, Lily ne voyait plus sa tignasse de poire. La Tache était trop proche pour qu’elle puisse encore lui envoyer des flèches… Elle parvint à esquiver un coup en se rappelant de ses cours de boxe et, détendant soudainement le bras, planta une flèche dans l’un des yeux de la Bête. Le monstre recula à toute vitesse en poussant des geignements atroces mais, dans sa fuite, parvint à envoyer valdinguer la gamine aux couettes roses. Heureusement qu’il y avait de la boue pour amortir sa chute quelques mètres plus loin. Tombée dans une tranchée aux murs glissants, elle mit trop de temps à remonter et quand enfin son nez pointa en dehors, la Tache avait été vaincue. Par ses flèches ou par l’intervention de Blume, elle n’aurait su le dire… Elle s’extirpa enfin de son trou, contempla toute la boue qui recouvrait ses vêtements, et haussa les épaules. C’était pas elle qui lavait après tout. Elle s’approcha de son coéquipier, marchant sur le pointe des pieds au milieu des flaques de sang noirâtre. Il régnait un étrange silence, comme si les canons lointain s’étaient subitement tus. Une vague brume recouvrait « le champ de bataille », lui donnant une atmosphère inquiétante. La gamine en profita pour refaire une de ses couettes et de nettoyer son arc.

- C’est fini ? Y en a plus ?

Elle avait l’air un peu déçu. Allez quoi… Juste deux Taches ? C’était rien du tout. Elle essuya distraitement de la terre qui collait à sa joue. Ils avaient l’air de deux idiots, plantés au milieu de se décor anarchique, avec de la boue partout sur leurs vêtements. Une vibration commença à se faire ressentir, et Lily regarda autour d’elle, interrogative. Le métro qui revenait, ou une autre Tache qui pointait le bout de son museau goudronneux ?

Ce qui était chiant avec ces niveaux trois, c'était le temps horriblement long qu'elles mettaient à mourir. Blume avait beau y mettre tout ce qu'il avait, planter tous les poignards qu'il trouvait, arracher dents, yeux et griffes, elle revenait toujours, affaiblie certes, mais à peine ; et il était reparti. Lui aussi commençait à s'essouffler. Du coin de l'oeil, il voyait sa partenaire cribler de flèches avec maestria la seconde Tache. Elle ne semblait pas avoir besoin d'aide, pour le moment, et de toute façon elle était la mieux placée pour la tuer ; avec son arc, elle pouvait rester loin des attaques de la Tache tout en l'affaiblissant considérablement. Quand à lui, il était fourbu des bleus et des égratignures que lui infligeait son adversaire, mais toujours en état de marche. Il l'aurait à l'usure. C'était la seule manière.

Il voyait bien, que son armure commençait à s'abîmer. Méthodiquement, il frappait, évitait un coup, frappait, en évitait un autre. Crachotant, la créature reculait sous ses assauts. Il n'avait encore jamais tué de Tache tout seul, mais espérait s'en tirer à bon compte pour cette fois. La Tache, de ses griffes, lui avait joliment effleuré la joue - sans pour autant la percer, dieu merci -, avait rouvert l'ancienne blessure à l'épaule, et lui avait ouvert la jambe en deux endroits. Le reste n'était qu'égratignures insignifiantes. Après cinq longues minutes de ce manège épuisant, Blume arriva enfin à ce qu'il voulait. Alors que la Tache se préparait à une énième attaque, il se contenta d'un grand coup de pied fouetté contre sa carapace - elle vacilla et s'effondra dans une tranchée hérissée de pics. Transpercée de part en part, elle s'éteignit dans un gargouillis immonde. Sèchement, il récupéra le poignard qu'il lui avait planté dans le torse. Une bonne chose de faite.

Lorsqu'il se releva, Lily venait de chuter. Elle semblait avoir glissé, bêtement, dans une ornière, et même si la tentation de restait là à panser ses blessures était forte, il s'élança vers la Tache dont elle s'occupait. Déjà bien amochée, elle semblait sur le point de s'effondrer, et il suffit à Blume de l'achever d'un seul coup pour qu'elle se désagrège. Elle tomba dans un bruit pitoyable. Le silence revint. Il n'y avait plus que sa respiration sifflante. Lily remonta de sa tranchée, tachée de boue, et vint se poster à ses côtés. Lentement, il saisit un pan de son tshirt pour s'essuyer la joue. La griffure était profonde, mais l'adrénaline du combat l'avait anesthésié pour l'instant. Il espérait que Doc saurait y faire pour qu'il ne garde pas une cicatrice trop moche.

A côté d'elle, la gamine semblait presque déçue. Ses cheveux roses avaient été salis dans le combat, pourtant elle semblait toujours aussi déplacée, refaisant une de ses couettes comme si de rien n'était.

" C’est fini ? Y en a plus ? "

Blume fit la moue.

" Ça m'étonnerait. Pour un monde aussi tordu que celui-là, juste deux Taches, ça ser... Fais gaffe! "

Une Tache qu'ils n'avaient pas vue s'était glissée derrière eux et s'apprêtait à décapiter Lily d'un coup de griffe - d'un geste violent, il la jeta au sol sans demander son avis et recula le plus qu'il pouvait. La Tache manqua son coup, happant seulement un bout de son tshirt, mais elle n'allait vraisemblablement pas s'arrêter là. C'était un énorme niveau cinq, vraiment une sale bête. Sortant à nouveau son couteau, il inspira profondément. Avec celle-là il ne s'imaginait pas s'en sortir avec juste une légère égratignure...

" Ma petite Lily, je crois que c'est le temps de tester notre travail d'équipe " commença-t-il avec précaution alors qu'il sortait deux couteaux de ses étuis. " Tu penses pouvoir tirer sur elle sans me toucher? Je fais que du combat rapproché " marmonna-t-il en secouant la tête, lui lançant un regard légèrement inquiet. Est-ce qu'elle arriverait à garder son grand sourire face à un monstre pareil?

Lily put constater, pendant cette brève pause, combien Blume avait été amoché. Le combat au corps à corps, ça ne pardonnait pas… Elle n’en était que plus ravie d’avoir un arc. Elle ne put retenir un cri de surprise lorsqu’il la poussa sur le côté, une griffe frôlant une de ses couettes. Son arc vola plus loin et paniquée, elle se jeta littéralement dessus pour le récupérer. Elle ne souriait plus, mais elle n’avait pas non plus l’air franchement angoissée non plus. Juste… Sérieuse. Elle rejoignit monsieur Poire et écouta rapidement ses paroles, tout en évitant de nouveaux coups de griffes. Elle dû crier par-dessus les grognements de la taches :

- Pourquoi tu commencerais pas par lancer tes couteaux de loin ? J’ai des flèches explosives. Les deux conjugués, ça devrait l’affaiblir assez !

Peut être, sûrement même, y avait il déjà pensé. Mais c’était rassurant de s’entendre dire ça. Pour la première fois, Lily se demandait si son seul arc suffirait à la protéger de la réincarnation de ses peurs. Ses doigts allèrent trouver le contact froid, aiguë, d’une de ses deux machettes. Ils furent séparés un moment par le corps gluant et frémissant de la créature, moment qu’elle mit à profit pour lancer le plus de flèches. L’une d’elle, acide, plongea la Tache dans une douleur suffisante pour qu’elle recule et que Lily puisse de nouveau parler à Blume. Elle afficha un large sourire confiant :

- Bien sûr que je t’éviterais !

En vérité, elle ne pouvait rien promettre, mais ça ne serait à rien de l’inquiéter avec des cris aigus et paniqués « Je sais pas ! ça bouge trop ! Si tu te prends une flèche explosive, t’es mort ! ». La tache revint à la charge, plus furieuse que jamais. Lily était trop près et quatre belles griffures apparurent sur sa jambe. Mais dans l’agitation du combat, elle ne sentit pas. Les combats de boxe l’avaient également habituée à ne geindre qu’une fois le match terminé et la victoire assurée. Si elle perdait, elle n’avait pas le droit de verser une larme… C’était bien les seules fois où elle n’avait pas l’autorisation de pleurer. Elle patina dans la boue dégueulasse pour s’éloigner un peu et pouvoir tirer en toute tranquillité, repoussant quelques attaques gluantes avec d’hasardeux coups de machette. Trois type de flèches, normales acides ou explosives, trois couleurs différentes. Elle prit trois flèches, une de chaque, qu’elle enclencha et tira en même temps. Elle profitait que Blume était vraiment de l’autre côté du monstre pour tirer le plus possible. Elle fut particulièrement fière d’une flèche en pleine tête, presque entre les deux yeux, qui fit pousser au monstre un cri déchirant. Mais ce n’était pas suffisant pour le battre.

Elle n’aurait su dire ce qui, au final, provoqua la fin grotesque de la Tache. Une flèche en trop, un vicieux coup de poignard… Cela faisait déjà bien dix minutes que le monstre se promenait avec les tripes à l’air, suite à une flèche explosive fichée dans son ventre. Le rose des cheveux de Lily étaient devenu marron boue, tout comme ceux de Blume. Lorsqu’elle le vit, alors qu’ils soufflaient du repos mérité du guerrier, elle ne put s’empêcher de rire. Un rire qui vira vite à l’hystérique, s’accompagna de quelques larmes bruyantes, avant qu’elle ne se calme enfin. Cinq minutes de pétage de plomb après ce qui lui semblait être des heures à lutter contre une bestiole impossible à achever. Et alors que le calme revenait enfin dans ce monde de tranchées noires, le tremblement du wagon se fit cette fois ressentir. Une Tache de niveau 5… Tout de même. Ils auraient pu envoyer quelqu’un d’autres que deux jeunes novices. Lily grimpa dans le métro joyeusement, laissant son air sérieux derrière elle. Elle reprit sa chansonnette agaçante. Lorsque les portes s’ouvrirent sur Génésis, Doc les attendait de pied ferme sur le quai, bras croisés et patientant pour les traîner de force dans son infirmerie. Le royaume de la Peur pour Lily.

Durant sa brève carrière à Génésis, Blume n'avait jamais été confronté à une Tache de niveau cinq, et maintenant qu'il savait ce que c'était, il s'en félicitait. Durant les cours théoriques, il avait bien sûr appris les défenses et les faiblesses de la créature, mais il avait jusque là eu la chance de ne pas en croiser ; et maintenant qu'il se retrouvait pratiquement seul avec cette gamine tout aussi novice que lui, et deux trois blessures pas vraiment chouettes sur le corps, on lui en balançait une. Qui est-ce qui avait eu la brillante idée de les envoyer eux pour la tuer, celle-là? Personne ne le saurait jamais. Car le temps n'était pas à la réflexion. Il s'efforça de prendre une grande respiration. Quand il en aurait fini avec celle-là, il prendrait une longue douche, il s'effondrerait sur le lit et il dormirait pendant trois jours. (même s'il savait que ça n'arriverait jamais, ce genre de pensée réconfortante l'aidait généralement à se motiver)

La Tache était déjà sur eux, et en l'évitant d'un énième pas sur le côté, il lui enfonça un violent coup de couteau dans les côtes. Il sentait sous ses doigts la chair, les os et les organes de la créature lui opposer une résistance, dans des craquements peu ragoûtants ; lorsque la lame fut enfoncée jusqu'à la garde, il la remonta d'un geste sec et évita un coup, reculant de quelques pas. De l'autre côté de la créature, les flèches de Lily filait, et pour ne pas être en reste, il envoya un de ses très fins poignards vers la gueule de la bête. Elle se planta à la base d'une des dents, et la Tache poussa un cri déchirant. Le combat continua ainsi longtemps, Lily et lui faisant de leur mieux pour ne pas se toucher mutuellement et pour éviter les attaques de la créature, lorsque celle-ci s'effondra soudain. Combien de temps avait pu passer? Dix? Vingt minutes? Il n'en savait rien. Mais il était épuisé et, derrière lui, il pouvait entendre le sifflement rassurant pour une fois, de la rame de métro.

Avec précaution, il se rapprocha de la Tache pour récupérer les couteaux qui y étaient restés plantés. Il les remit à sa ceinture sans même les essuyer - de toute façon, il n'en aurait sans doute plus l'utilité, il ne les récupérait que par réflexe. Durant le bref trajet en wagon, il n'eut même pas la force de dire à Lily d'arrêter de chanter, assis qu'il était sur un vieux siège poussiéreux. La comptine de la gamine était entêtante et mal accordée, mais, après tout, elle n'était pas si désagréable. Il n'y avait pas cru mais finalement, à eux deux, ils avaient réussi un assez bon travail d'équipe.

Lorsqu'ils arrivèrent sur le quai, la présence de Doc lui rappela que l'enfer n'était pas fini. Celui-ci les regardait d'un air mauvais, comme s'ils s'étaient jetés volontairement sous les griffes des Taches en les suppliant de les découper en charpie. Silencieusement il leur fit signe de le suivre, et Blume, docile, lui emboîta le pas, remarquant que Lily pour la première fois ne semblait pas rassurée. Etait-il possible qu'une fille qui se jetait en riant sur des Taches de niveau quatre soit effrayée par une piqûre? Allez savoir. Elle pouvait tout aussi bien être carpophobe, bizarre comme elle semblait être.

" Tu es blessée quelque part? " demanda Blume, un peu plus amène que lors de leur rencontre, lançant un regard curieux à Lily qui semblait globalement s'en être mieux sortie que lui. Il se fit la brève réflexion qu'ils devaient avoir l'air fin tous les deux, couverts de sang et de boue à marcher comme si de rien n'était dans les couloirs, mais vraisemblablement les habitants du Centre avaient l'habitude. " Finalement on a fait du assez bon boulot " lâcha-t-il, un peu pour meubler, un peu pour se faire pardonner d'avoir été peu aimable lorsqu'ils s'étaient rencontrés.

Lorsqu'ils arrivèrent à l'infirmerie, Doc le fit asseoir en premier sur son tabouret, sortant ses désinfectants et ses éternelles aiguilles pour lui recoudre la joue. L'adrénaline commençant à redescendre, Blume sentait les premières pointes d'une douleur aiguë, mais serra les dents en silence, laissant le docteur faire son œuvre. Il faudrait faire des points de suture, qui disparaitraient au bout de quelques semaines, quant aux autres blessures, il n'avait guère besoin que d'un peu de désinfectant et d'un pansement. Lorsque l'affaire fut faite pour Blume, Doc fit signe à Lily d'approcher.

" A toi maintenant, ma jolie. "

Lily répondit joyeusement qu’elle n’était que légèrement touchée. Mais même avec un bras presque arraché elle aurait gazouillé que tout allait bien, vraiment. On ne pouvait pas accorder beaucoup de crédit à ses propos… Elle avait parlé un peu fort, dans l’espoir que Doc entendrait. Et qu’il la laisserait tranquille, au moins un peu… Le médecin se retourna vaguement alors qu’ils marchaient jusqu’à son repère et lui adressa un regard blasé. Tans pis, tactique éventée. En écartant les bras, avec un sourire, elle répliqua à Blume « on devrait travailler dans Men in Black ! ». Mais elle perdit quelque peu son sourire lorsque Doc ouvrit le porte de son domaine… Il y avait des choses terrifiantes à l’infirmerie… Ce n’était pas vraiment les aiguilles ou les piqûres… Elle avait l’habitude, après son séjour à l’asile, de subir ce genre de petits traitements. En revanche, les pansements qu’utilisaient Doc étaient atroces. Vicieux. Heureusement, il fit d’abord passer Blume sur la Table des Horreurs. Ça lui donnait un peu de temps, qu’elle mit à profit pour se laver la tête dans le lavabo d’à côté. De toute façon, Doc leur donnait un bon coup de gant sur la figure.

Ses cheveux roses dégoulinants, elle attendit que ce fut son tour de se faire ausculter. Se balançant d’avant en arrière sur ses pieds, son regard fixait d’un air vide le médecin en train de recoudre Blume. Elle secoua vigoureusement la tête lorsque Doc lui demanda de venir et il dû la trainer de force sur le tabouret. Tout en se mordant la lèvre inférieure, elle supporta difficilement le désinfectant. Il dû la recoudre et là encore, elle ne fit que geindre en sourdine tout en fermant les yeux. La douleur n’était pas un problème, l’idée d’avoir un corps étranger dans sa chair un peu plus… C’était tout de même supportable. Mais quand il sorti la boîte de pansements… La peur absurde de Lily refit surface. Elle n’aimait pas avoir quelque chose de collé à sa peau, la couleur chair du bout de plastique… C’était comme si on lui greffait l’épiderme d’une personne étrangère. Inconnue. Elle secoua la tête :

- Non, non, je peux faire sans…
- Allez Lily, ne soit pas ridicule. C’est qu’un pansement…

Doc semblait blasé, fatigué, de toujours devoir lutter contre lily pour des broutilles pareilles. Mais il avait sa technique secrète. Il sortit de sa poche une sucette pour gosse, la tendit à la jeune fille qui s’en empara avec un sourire gourmand. Elle en oublia la menace du petit bout de plastique qu’on allait lui coller sur ses blessures nettoyées. Doc put terminer son travail, adressant des regards fatigué à Lily ou Blume. Dépassé par le caractère enfantin et débile de sa patiente actuelle, il sembla plutôt ravi de les mettre dehors. De toute façon, d’autres pensionnaires arrivaient, eux aussi dans un état assez peu reluisant. Tous avaient plus moins le regard éteint, un peu comme Doc… ça ne les empêcha pas de les bousculer un peu, royaux soldats revenant du front, bien heureux d’avoir mené à bien leur mission de mort. Lily plissa les yeux.

- Eux, ils sont déjà morts dans leurs têtes.

Elle enchaîna, reprenant son air insouciant et en agitant la manche de Blume, le baton en plastique blanc de la sucette dépassant de ses lèvres :

- Hey ! C’est l’heure du repas ! ‘Paraît qu’il y a du gâteau en dessert.

Un, deux, trois petits sauts sur place puis elle trottina vers le réfectoire.

Plus Blume passait de temps à Génésis, plus il avait l’impression d’avoir atterri dans un asile psychiatrique. Bien sûr, on peut se dire que les criminels ne sont pas toujours les personnes les plus saines d’esprit du monde, et en un sens, ça ne le surprenait pas tellement ; mais à part quelques rares exceptions, la plupart des personnes qu’il avait rencontrées ici avaient ce petit grain de folie qui les rendait si particulières. La question était maintenant de savoir s’ils étaient déjà fous avant – ou si c’était le Centre qui leur chamboulait l’esprit à ce point-là...

Dans tous les cas, Lily ne devait sans doute pas être la plus normale de ses pensionnaires. Alors qu’il l’avait vue quelque minute plus tôt trépignant d’impatience à l’idée de charcuter des Taches qui faisaient trois fois sa taille, elle était maintenant aux bords des larmes pour un banal pansement qu’on voulait lui coller sur le bras. L’air perplexe, il assista à son manège jusqu’à ce que Doc finisse enfin par l’attirer avec une sucette (mais d’où est-ce qu’il la sortait ?), visiblement habitué, pour lui coller son engin de torture sur le bras. Avant d’enfin, les virer tous les deux de l’infirmerie.

Un groupe de pensionnaire s’y dirigeait déjà, en à peu près aussi bon état qu’eux, les bousculant presque machinalement au passage. Après la remarque de Lily, Blume se tourna d’un air intrigué vers les pensionnaires déjà en train de passer la porte. Morts dans leurs têtes ? Qu’est-ce qu’elle voulait dire par là ? Peut-être était-ce encore une de ses lubies bizarres – ou peut-être qu’elle avait raison. Que ces gens-là étaient ici depuis plus longtemps que leurs esprits y étaient morts... Il n’eut pas le temps de rétorquer quelque chose qu’elle était déjà passée à autre chose, aussi versatile que d’ordinaire.

« Hey ! C’est l’heure du repas ! ‘Paraît qu’il y a du gâteau en dessert. »

Elle agitait sa manche comme une gamine qui demande une nouvelle poupée à sa mère, et alors qu’elle sautillait vers le réfectoire, il fut bien obligée de la suivre, toujours accroché à sa main – en fait il n’avait absolument pas faim, toutes ces Taches dégueulasses lui avaient coupé l’appétit, mais il semblait qu’il était parti pour du baby-sitting ce jour-là. Lily ne semblait pas prête à le lâcher. De toute façon, au final, elle avait une présence assez rafraichissante.

« Je comprends pas comment tu peux avoir encore faim » râla-t-il un peu pour la forme, même s’il la suivait toujours docilement dans les couloirs. « Cette Tache m’a coupé l’appétit pour trois jours. »

Les couloirs étaient assez remplis à cette heure de la journée, et Blume eut le loisir d’observer un peu les autres pensionnaires. D’ordinaire il faisait plutôt profil bas, mais les mots de Lily l’avaient assez intrigué pour qu’il commence à les observer discrètement. Maintenant qu’il y faisait attention, la plupart d’entre eux avaient ce regard de l’ouvrier d’usine, qui se tue à la tâche un peu plus chaque jour, qui ne se souvient même plus pourquoi il fait ça. Il frissonna légèrement. Etait-ce ce qui les attendait ? Il n’avait aucune envie de rester assez longtemps pour le découvrir. Il fallait qu’il trouve un moyen de se tirer d’ici, et le plus vite serait le mieux.

Il y avait de l’agitation dans le couloir qui menait au réfectoire. Les surveillants grouillaient, les restes de ce qui devait être une bagarre gisaient au sol, et Blume leur jeta un regard au passage. Ce n’était pas rare de tomber sur ce genre de scène au Centre, et ils se contentèrent de contourner l’incident pour rentrer dans la cafétéria, mais Blume soupira tout de même.

« Visiblement, c’est difficile de rester sain d’esprit, dans le coin... » commenta-t-il. Lui-même ne mangeait pas. Il n’avait jamais beaucoup mangé, mais depuis qu’il était au Centre, il était presque menacé d’anorexie tellement ses repas étaient peu consistants – il se contenta d’attraper une pomme au passage.

Tout en marchant d’un pas conquérant vers le réfectoire et sa Saint Nourriture, Lily se tourna vers Blume. Elle marchait à l’envers mais ça ne semblait pas la gêner, comme si elle avait l’habitude ou qu’elle était équipée d’un sonar comme les sous marins :

- Si je devais laisser les Taches diriger ma vie de cette façon, autant mourir tout de suite !

Elle accompagna ses paroles de son sourire enfantin habituel avant de reprendre une marche normale. Elle n’accordait pas d’attention aux autres pensionnaires car, quelque part, elle avait peur d’être contaminée par leur manque de joie de vivre. « Morts dans leur tête ». Lily ne voulait pas mourir tout de suite, elle voulait revoir sa famille avant. Elle sentait que cette mort psychologique inquiétait aussi Blume. Une fois qu’on l’avait remarqué, on ne pouvait pas ne pas se demander si on allait finir comme ça… Inutile de poser la question aux pensionnaires. La plupart ne la comprendrait pas… En voyant les restes de la bagarre, Lily trouva triste que les autres jeunes préféraient passer par la violence pour se sentir vivant que par d’autres moyens comme… la nourriture. C’était totalement contradictoire qu’elle pense cela, vu la joie manifeste qu’elle exprimait en mission, lorsqu’il s’agissait justement d’être le plus violent possible. Mais la fille-bonbon n’était plus à une contradiction près…

Arrivés au réfectoire, Lily attrapa deux plateaux qu’elle garda l’un sur l’autre et se contenta de remplir abondamment celui du dessus. Elle n’était pas grosse, certes un peu rondelette par endroits, mais on se demandait quand même comment elle faisait pour ne pas dépasser les 100 kilos avec autant de nourriture. Les cuisinières semblaient être familière de la jeune fille et quelques mots sympathiques furent échangés. Comme elle s’y était attendu, Blume ne s’embarrassa pas de beaucoup de mets. Avec son œil de lynx, elle repéra rapidement une table tranquille. Malgré la bagarre de tout à l’heure, il y avait encore beaucoup de jeunes dans le réfectoire.

A peine assise, Lily sortit le 2ème plateau et le plaça d’autorité sous le nez de Blume, avant de le remplir consciencieusement de divers trucs à manger. Elle avait presque l’air sérieuse tandis qu’elle faisait son petit partage. Elle lui donnait, notamment, tous les plats qui d’ordinaire lui faisaient peur. Car oui, il lui arrivait de ne pas aimer quelque chose de mangeable… A la fin de sa répartition, elle afficha un sourire tranquille.

- Mange un peu ! Si tu as peur de perdre l’esprit ici, autant commencer en ne perdant pas ton estomac !

Elle-même ne perdit pas son temps en prières avant de commencer son repas. Elle semblait se moquer totalement de l’ordre habituel des plats, mangeant simplement ce qu’elle trouvait moins bon en premier pour finir en apothéose. Sa main tenant un gâteau restant en l’air, à quelques centimètres de sa bouche, elle s’exclama :

- Tu crois que… avoir les cheveux verts, c’est être sain d’esprit ? Parce que, les gens dehors, y en a beaucoup qui devaient te regarder bizarrement.

Elle tapota sa joue avec son gâteau, comme si elle réfléchissait.

- Puis si t’es ici… C’est que quelque part, de base, t’es un peu taré ! Et ça c’est cool !

Elle ponctua cette phrase philosophique d’un grand sourire, avant d’enfin finir sa part de gâteau. Dans sa tête, la différence entre « commettre un acte criminel qui mène en prison » et « être admis dans un asile » était minime. Peut être qu’elle n’avait toujours pas compris qu’elle n’était plus dans ce genre d’établissement… Elle s’arrêta de manger et tourna la tête vers le réfectoire lorsque plusieurs jeunes, apparemment énervés, firent leur apparition. Les mêmes que ceux qu’ils avaient croisés, allant à l’infirmerie.

Blume afficha un air décomposé lorsque Lily commença à remplir le plateau en face de lui. Elle ressemblait à une petite mère consciencieuse qui a peur que son enfant meure de faim, ce qui jurait terriblement avec sa bouille enfantine et ses cheveux roses pétant. Blume n’eut pas le cœur de l’arrêter, mais le regard éloquent qu’il lui lança ensuite était assez clair sur ses intentions. Il n’allait pas non plus se forcer à manger pour lui faire plaisir. D’autant que la répartition de Lily était assez bizarre, sans sembler suivre de logique, et qu’un des plateaux se retrouvait bourré de gâteaux et de quelques minuscules bouts de viande quand l’autre croulait sous les légumes verts et les mets bizarres. De toute manière, il avait renoncé à chercher de la logique dans l’esprit de la gamine et ne s’en formalisa pas, se contentant de croquer dans sa pomme alors qu’elle attaquait son repas.
Mais Lily rebondissait déjà sur les quelques mots qu’il avait prononcés plus tôt, l’air pensif avec son gâteau entre les doigts.

« Tu crois que… avoir les cheveux verts, c’est être sain d’esprit ? Parce que, les gens dehors, y en a beaucoup qui devaient te regarder bizarrement. Puis si t’es ici… C’est que quelque part, de base, t’es un peu taré ! Et ça c’est cool ! »

Le raisonnement de Lily laissa Blume légèrement perplexe. Il n’arrivait pas à faire le lien entre la teinture, la prison et être sain d’esprit – il ne voyait pas de quelle manière la gamine avait lié les trois, et il y réfléchit quelques instants, la pomme à deux centimètres devant sa bouche comme s’il s’était arrêté avant de la croquer.

« Tu sais, Lily » lâcha-t-il après une seconde de réflexion, baissant sa pomme pour mieux la voir. « Ici, c’est pas un hôpital psychiatrique. C’est pas des fous qu’on envoie ici – enfin, pas tous – mais des criminels. Après, s’ils deviennent fous, ça, c’est une autre histoire... »

Il croqua encore une fois dans sa pomme d’un air pensif, puis finit par tiquer à une certaine pensée.

« Et tu peux parler, avec tes cheveux. Tu vas pas me faire croire que c’est ta couleur naturelle, gamine ! »

Remarque, il y avait tellement de bizarreries dans ce Centre que si elle lui disait que c’était le cas, il ne tiquerait sans doute même pas. Dans les couloirs, ça semblait être la guerre de celui qui aurait la dégaine la plus bizarre, la plus agressive, et lui qu’on avait souvent regardé de travers à cause de ses cheveux y passait totalement inaperçu. Il était difficile, par contre, de ne pas remarquer la tignasse ébouriffée et pétante de Lily. Maintenant qu’il y pensait, il était sûr de l’avoir déjà croisée au moins à l’angle d’un couloir. Elle était du genre à rester en tête.