L’étonnant talent de Blume pour se fourrer dans des situations impossibles avait encore une fois frappé.

Au départ, c’était juste sensé être une innocente balade nocturne. Il commençait à connaître les habitudes des gardiens de son dortoir, s’échapper n’avait pas été trop difficile. Il n’avait même pas de réelle raison de sortir, il souhaitait juste pouvoir prendre l’air un petit peu, oui, être seul ; il y avait des coins où les gardiens n’allaient jamais la nuit, où l’on pouvait respirer un peu, loin de l’atmosphère oppressante de Génésis. Le soleil lui manquait. Il le voyait de temps en temps, dans les mondes virtuels ; mais ce n’était pas le vrai soleil, il le savait, cela ne serait jamais la même chose. Et de toute façon, il était d’ordinaire bien trop occupé à charcuter des monstres lors des missions pour se soucier de la météo. Alors les seules bribes de liberté qu’il lui semblait encore avoir, c’était ses sorties nocturnes.

Pourtant cette nuit-là, sa balade avait tourné court. Tout avait bien commencé, il avait échappé aux gardiens, s’était glissé dans les couloirs aussi silencieusement que possible, prenant garde à ne faire aucun bruit – puis ils lui avaient sauté dessus.

Visiblement, c’était des membres du Mad. Jusqu’à présent, Blume avait évité au maximum les confrontations avec quelque gang que ce soit, mais cette nuit-là, il n’eut pas d’autre choix que de les suivre. Ils étaient trois, visiblement déjà passablement ivres, et parlaient à bâtons rompus d’un genre de tournoi alcoolisé et d’une rousse diabolique – bizarrement, de ce qu’il comprit, Blume trouva l’idée relativement intéressante. Ils étaient à la recherche de membres pour finaliser leur championnat, et bon gré mal gré, ce furent lui qu’ils trainèrent jusqu’au gymnase. Il n’avait pas vraiment eu le choix, mais il fallait aussi dire qu’il était intrigué...

Le jeu avait lieu dans un des petits locaux poisseux du gymnase. L’endroit puait la transpiration et l’huile qu’il fallait remettre régulièrement dans les machines rouillées ; quand il rentra dans la pièce, aucun regard ne se tourna vers lui. Ils étaient tous occupés par le duel qui avait lui au centre de la pièce, et il dû jouer des coudes pour voir les deux participants, au centre de la foule compacte rassemblée autour d’eux. D’un côté, une rousse ébouriffée qui avait l’air de maîtriser parfaitement la situation, de l’autre, un pauvre type au bout de ses forces. L’issue du duel était jouée d’avance, mais le mec persistait, avec semble-t-il l’énergie du désespoir – sa dernière lapée de schnaps lui fut fatale, et il s’effondra dans un bruit pitoyable.

Blume jeta un coup d’œil intéressé à la bouteille de schnaps presque pleine posée devant la rousse. Maintenant qu’il y pensait il n’avait pas bu d’alcool depuis son entrée à Génésis, et il n’aurait pas été contre un petit peu de schnaps, d’autant plus que celui-ci avait l’air hautement allemand et qu’il avait le mal du pays.

Ne connaissant pas réellement les règles, il se contenta de s’avancer vers la rousse, les mains fourrées dans les poches de son blouson.

« Je peux ? » demanda-t-il en désignant du pied la place devant elle.

Blume tiqua légèrement lorsque la rousse la traita de Frankenstein. Pour qui elle se prenait, celle-là ? Elle était pratiquement la seule fille de la salle, et pourtant, elle semblait pétrie d’assurance. Cheveux en bataille, posture nonchalante, décolleté avantageux, elle semblait faire un peu à sa guise, et il ne fallait pas réfléchir très longtemps pour capter qu’elle était quelqu’un de respecté au sein du Mad Gang. On ne pouvait pas s’empêcher de sentir un certain respect pour elle – il avait entendu dire qu’elle était la seule fille à avoir été admise. Ordinairement il se serait demandé combien de pipes elle avait dû faire pour arriver là, mais en la voyant, on comprenait tout de suite ; cette fille se débrouillait aussi bien que n’importe quel mec. Que ce soit pour boire ou pour se battre, visiblement.
Quoi qu’il en soit, cette position privilégiée devait lui donner l’impression que tout était permis, ce que Blume apprécia moyennement.

« Fais attention à ce que je te bouffe pas, alors » fit-il simplement en se laissant tomber sur le banc en face d’elle.

C’était pas la première fois qu’on lui sortait la blague de Frankenstein. En fait, il avait eu droit à tous les surnoms possibles et imaginables – même s’il avait supposé en arrivant qu’avec les cas qu’il y avait dans ce Centre, il aurait plus de chance de passer aperçu. Visiblement, c’était peine perdue. Dommage.

Il se jaugèrent deux secondes, il fit une petite moue, semblant étudier la bête, elle eut un sourire – en même temps elle souriait tout le temps – avant de lui servir un petit verre de schnaps. Histoire de commencer doucement. Elle était précautionneuse avec la bouteille, semblait la manier comme une vieille copine. Il allait avoir un petit peu de compétition, et de compétition allemande, visiblement, ce qui allait rajouter du peps à la chose.

« Alors, d’où viens-tu ? » lui demanda-t-elle avec un grand sourire quand ils eurent trinqué.

Il sembla réfléchir à la question, avant d’avaler le shooter cul sec. C’était pas très sage, mais l’alcool lui avait manqué. Il serait plus sage avec les prochains. Un léger sourire apparut sur ses lèvres lorsque le goût familier explosa dans sa bouche, et il sentit avec délice le liquide descendre dans sa gorge, le réchauffant jusqu’à la moelle. Ah, le bon vieux schnaps.

« Hamburg. Enfin, je suis né à München » fit-il laconiquement, se servant un nouveau verre. « Mais j’ai vécu à Hamburg la plupart du temps, ils m’ont envoyé ici parce que ma mère est française. » Il lapa une goutte de schnaps. « Et toi ?

- Je viens du sud de l’Allemagne… Mon père était un grand fou militaire qui ne faisait rien de spécial à part avoir envie de me faire passer pour un gars et m’entraîner d’arrache pieds aux diverses combats…

- Bon Nathalie on a pas envie d'entendre toute ta vie lors un concours d'alcool... »

Blume ne put s’empêcher d’avoir un rire – visiblement la remarque ne fit ni chaud ni froid à Nathalie, puisqu’elle continua de parler tranquillement, leur servant de nouveaux verres.

« Bon, bon... Hum Schnaps… es gibt nichts Besseres… »

Blume eut l’air légèrement surpris. Il ne s’attendait pas à ce qu’elle commence à parler en allemand, mais haussant les épaules, il se dit que c’était un bon moyen de conjurer le mal du pays.

« Je me sens presque en Allemagne » fit-il en allongeant ses longues jambes devant lui, sirotant son schnaps d’un air comblé. C’était censé être un combat, d’accord, mais il ne comptait pas gâcher sa chance de pouvoir boire un peu de bon alcool, et tant pis si les autres abrutis râlaient. « Alors, ma petite Nathalie, passons aux choses sérieuses ! Qu’est-ce qui t’a amenée ici ? »